Trajectoire: Johanne Dupont (7/100)
Mercredi, 1er novembre 1995
Au moment de la mort de son
père, en 1969, Johanne Dupont était âgée de 16 ans. Après avoir souligné
qu’elle était la dernière personne à l’avoir vu vivant[1], Me Pierre
Gagnon lui demanda de raconter ce qu’elle savait.
-
Bon. C’est que mon père venait me reconduire à l’école tous les
matins et puis, là, il a été en congé tout le mois d’octobre. Il a recommencé à
faire ses enquêtes, à travailler au poste de police, le 3 novembre 69. Et puis
le 3, le 4, et le 5, le dernier jour, il est venu me reconduire encore tous les
matins. Sauf que ces trois matins-là, il m’a dit : « Johanne, on est
suivi par une auto en arrière mais tourne-toi pas de bord, ça pourrait être
dangereux ». Mais, moi, j’ai regardé dans le rétroviseur, il y avait une
auto foncée qui nous suivait tous ces matins-là, ça le rendait plus nerveux. Le
dernier matin qu’on l’a vu, le 5 novembre, ce matin-là, il était encore plus
pressé; ça fait qu’il a dit : « ce matin, il dit, je vais te
reconduire mais on part une demi-heure encore plus tôt. Mais j’ai dit, l’école
ne sera pas ouverte. Il dit, ça ne fait rien, tu rentres en dedans et tu restes
en dedans, tu ne ressors pas de là, tu attendras que la porte se
débarre. » Là, il est venu me
reconduire, comme d’habitude et puis, là, l’auto nous suivait encore; il me l’a
encore fait remarquer. Je suis arrivée pour me tourner de bord, il m’a
dit : « Ne regarde pas parce qu’il va te tuer ».
Me Claude Gagnon s’objecta, puisqu’on était en train de rapporter
du ouï-dire. Le juge St-Julien prit en note l’objection du procureur tout en
permettant à Johanne Dupont de poursuivre son témoignage, mais seulement après
qu’il eut ajouté ceci :
-
Puis tout le monde est au courant que, naturellement, l’objet de
la requête en mandamus, c’est qu’on demande une enquête publique du coroner sur
les événements qui se sont produits. C’est bien évident que monsieur Dupont,
lui, il est mort. Alors les témoins qui étaient là, vous allez avoir
l’occasion, à ce moment-ci, de contre-interroger, peuvent relater au meilleur
de leur connaissance ce dont ils ont été témoins. Parce que, moi, je dois
décider en bout de ligne si, oui ou non, je vais ordonner une enquête. Il n’y
en aura peut-être pas, il va peut-être bien en avoir une. Mais avec ce que
j’entends puis tout ce qui est déposé à date dans le dossier, j’ai une
meilleure idée de qu’est-ce qui peut être arrivé, mais ça ne veut pas dire que
je vais ordonner l’enquête.
C’est seulement ensuite que Johanne Dupont put reprendre son
témoignage.
-
Ça fait que c’est ça, il m’a dit de ne pas me retourner de bord
parce que je pourrais me faire tuer. Et puis, ensuite de ça, il a continué le …
on a continué le chemin, l’auto nous a suivis. Et puis, rendus au coin de mon
école qui était au centre-ville, il m’a déposée sur le coin de la rue, comme
d’habitude, il m’a embrassé comme d’habitude, il m’a dit qu’il reviendrait me
chercher à la fin de la journée mais il m’a dit : « Ce matin, tu ne
passes pas par en arrière de l’auto, tu passes devant l’auto, tu traverses la
rue et tu rentres en dedans et tu attends en dedans. ».
Me Pierre Gagnon l’amena ensuite à une autre époque, celle des
années 1980, au cours desquelles ses frères avaient entamé leurs démarches.
-
Maintenant, madame, est-ce que vous avez déjà rencontré des gens
de la Commission de police?
-
Oui. En …
-
Qui avez-vous rencontré et qu’est-ce qui s’est passé à ce
moment-là?
-
D’accord. En 1982, il y a eu les enquêteurs Léonard Arseneault et
Gilles Paquette qui sont venus à la maison, qui avaient été référés par le
député [Denis] Vaugeois, à l’époque, à qui ma famille s’était adressée et vu
que la Commission de police venait à Trois-Rivières, encore une fois, et là
c’était avec le juge Dionne, c’est ces deux enquêteurs-là qui se sont présentés
à la maison et mon frère Robert, Robert était présent puis ma mère ainsi que
moi-même. Et puis mon frère et ma mère voulaient savoir, eux autres, des
éclaircissements sur la mort de notre père vu qu’on savait qu’il manquait le
constat de décès, l’autopsie, toutes ces choses-là; et puis, moi, qu’est-ce que
je leur ai dit c’est que, ce matin-là, quand il est venu me reconduire, le
dernier matin qu’on l’a vu vivant, il portait un ensemble gris pâle avec ses
lunettes neuves dorées puis, quand on l’a retrouvé, le 10 novembre, ils ont
rapporté un habit noir à ma mère et puis aucune paire de lunettes assez que,
pour l’exposer, ils ont dû demander ses vieilles lunettes, ils ne nous ont
jamais remis les autres. Moi, je voulais avoir des éclaircissements là-dessus
et puis l’enquêteur au dossier nous avait dit qu’il n’y avait pas d’emprunte
[sic] sur le revolver et rien. On voulait avoir des éclaircissements sur cette
mort bizarre-là.
-
À ce moment-là, est-ce que vous avez fait une déclaration à ces
enquêteurs-là?
-
Moi, je leur ai conté de vive voix que j’étais le dernier témoin
et puis, justement, que l’habit, il était parti en habit gris pâle, on l’a
retrouvé en habit foncé, il manquait ses lunettes et puis tout ça; mon frère
Robert et puis ma mère, elle avait des photos de quand mon père était mort
quand que … que la police avait prises dans l’auto, on avait 7 photos à la
maison plus la note que mon père avait laissée à ma mère et puis les enquêteurs
ont demandé à voir ça et les ont repris. Ils ont dit qu’ils n’avaient pas le
droit d’avoir ces photos-là et puis ils les ont rapportées puis on ne les a
jamais revues. Et puis, ensuite de ça, ma mère, elle voulait savoir aussi
pourquoi que quand ils sont venus lui dire le 5 … le 10 novembre, quand qu’ils
l’ont retrouvé, que mon père était mort, ils sont venus lui annoncer ça, trois
détectives, à 11h30 le matin et à 13h00 de l’après-midi, elle est allée avec
son frère Cléo au poste de police, elle voulait voir l’auto dans laquelle mon
père avait été retrouvé et puis elle a dit : « Tout était beau, tout
était propre et normal. Il n’y avait rien, elle a dit, je n’ai pas vu … il n’y
avait pas de sang, il n’y avait absolument rien. » Puis ça, c’est une
heure et demie après qu’ils sont venus lui annoncer sa mort. Elle voulait avoir
des éclaircissements là-dessus aussi, s’il est mort dans l’auto pourquoi qu’il
n’y avait pas de sang, pourquoi qu’il n’y avait rien.
-
Est-ce que vous avez vu des gens de la Commission de police par la
suite?
-
Par la suite, en 89, il y a eu l’enquêteur Yvon Lapointe qui est
venu à la maison. Cette fois-là, j’étais présente, ma mère encore, mon frère
Robert et mon frère Jacques aussi.
-
À ce moment-là, qu’est-ce qui se passe?
-
Eux autres redemandent encore des éclaircissements, vu qu’il ne
s’était rien passé, qu’on n’avait pas eu de nouvelles en 82, qu’on n’a pas eu
de suite, ils ont redemandé encore tout ça avec tous ces éléments-là et encore
…
-
Quand vous dites « tout ça, tous ces éléments-là », je …
-
O. K., l’autopsie, le constat de décès qui manquaient puis son
petit calepin de notes personnes pour les enquêtes, à mon père, qu’ils n’ont
jamais … qu’ils disent qu’ils n’ont jamais retrouvé, qu’ils ne nous ont jamais
remis, on voulait savoir si la note laissée était vraiment par lui-même,
pourquoi que la banquette, il n’y avait pas de sang, qu’il n’y avait rien, que
tout était propre. Moi, je voulais savoir à propos du complet gris qu’il est
parti qu’on nous le ramène en complet noir, ses lunettes disparues, toutes ces
choses-là que l’enquêteur nous dit qu’il n’y avait aucune emprunte, qui fait des menaces à ma mère, qui dit qu’il fermait le
dossier parce que c’était dangereux pour la famille, pour notre vie à nous
autres, les enfants et à elle-même. L’enquêteur au dossier que, lui, avait été
démis de ses fonctions, réengagé, tout ça, on voulait tout savoir pourquoi;
pourquoi que c’était lui du même corps de police qui faisait enquête, pourquoi
qu’ils n’ont pas pris un autre corps de police? Puis vu que mon père avait
témoigné aussi au mois de septembre dans la Commission de police à
Trois-Rivières et puis … c’est ça.
-
Est-ce qu’à ce moment … oui?
-
Vu que mon père avait été accusé puis c’est Hubert qui a été
chargé de l’enquête, on voulait avoir tous ces éclaircissements-là.
-
Est-ce que vous vous souvenez si Monsieur Lapointe, à ce
moment-là, a pris des déclarations?
-
Écrites de moi-même, oui. Il m’a fait … il m’a dit :
« prends une feuille et écris tout ce qui s’est passé les derniers jours
de la mort de ton père, surtout la dernière journée, vu que tu es la dernière à
l’avoir vu, à avoir été en contact avec lui puis fais-moi une lettre, donne-moi
ça. » Je n’ai jamais eu aucune nouvelle, rien, de lui non plus.
-
Est-ce qu’à votre connaissance, d’autres … il y aurait eu d’autres
déclarations de la part des gens qui étaient là, est-ce que vous étiez…?
-
Ils ont parlé, je sais qu’ils ont parlé mais, moi, moi, il a fallu
que j’aille dans une autre pièce pour écrire mes choses mais, eux autres, ils
ont formulé des … par vive voix là, encore des demandes puis lui prenait des
notes, par exemple. Mais, moi, j’ai écrit de ma main toute cette dernière journée-là.
-
C’est votre témoin, conclut Me Pierre Gagnon.
Le procureur du ministère public n’eut cependant aucune question à
soumettre au témoin.
Réflexion conclusive
Les propos que Dupont aurait
tenus à sa fille le matin même de sa disparition exposent une incohérence. En
effet, on constate dans ce ouï-dire que Louis-Georges l’a laissé devant une
école encore verrouillée alors qu’il venait tout juste de mentionner ses
craintes de la voir se faire tuer si elle regardait la voiture qui les suivait,
ou alors si elle contournait son véhicule du mauvais côté. Selon elle, il aurait
dit : « ne regarde pas parce qu’il va te tuer. »[2]
D’autre part, on reprochait aux autorités le
fait de n’avoir jamais remis à la famille le calepin de notes que le détective
Dupont utilisait dans le cadre de ses fonctions. Or, le contenu intellectuel de
ce document n’est pas de nature publique. Selon l’article 12 de la Loi sur les
archives, les informations qu’il contient – ou contenait – appartiennent à
l’organisme pour lequel travaillait Dupont au moment de sa mort.[3] Ce calepin,
s’il n’a pas été détruit, se trouve probablement dans le dossier de police qui
contient des informations sensibles et confidentielles, faisant en sorte qu’il
est soumis à une restriction de consultation pour une période d’au moins 100
ans. Cette situation n’est pas unique à l’affaire Dupont. Elle concerne tous
les dossiers de police produits au Québec, que ce soit au niveau municipal ou
provincial.[4]
Par ailleurs, il semble que l’intervention du député Denis
Vaugeois ait conduit les enquêteurs de la CPQ, de retour à Trois-Rivières en
1982 pour investiguer sur d’autres détectives, chez les membres de la famille Dupont.
Évidemment, le fait que ceux-ci n’aient pas donné suite à cette rencontre
pourrait avoir tendance à suggérer l’absence d’élément pouvant leur permettre
de croire qu’il y avait matière à investiguer davantage. D’ailleurs, en 1982,
le but de l’enquête ne concernait en rien le décès de Dupont.
Par ailleurs, le fait que des enquêteurs ne donnent plus de
nouvelles à une famille – bien que cela pourrait devenir matière à critique –
ne prouve rien. Dans de nombreuses affaires non résolues – et par l’utilisation
de ce terme nous ne prenons pas pour acquis que la mort de Dupont se classe
sous cette rubrique – on a entendu des proches de victimes par le passé se plaindre
du comportement policier quant à leur silence.
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