Sault-au-Cochon, l'introduction

 


En 1933, l’écrasement d’un avion en Indiana, aux États-Unis, causa la mort de sept personnes. En dépit d’une enquête exhaustive, les résultats furent non concluants quant à la cause de la tragédie. Parmi les débris, les enquêteurs retrouvèrent des traces de nitroglycérine mais en l’absence de mobile l’affaire demeura à jamais inscrite sur la très longue liste des accidents aériens.

Le 24 juillet 1948, un appareil de type Douglas DC-3 d’Air Rimouski s’écrasait aux abords de l’Îles d’Anticosti. La tragédie se solda par la mort de 29 personnes, principalement des bûcherons à l’emploi de la Consolidated Bathurst.

Le 7 mai 1949, treize passagers furent tués lorsqu’un avion en partance de Manille, aux Philippines, explosa en plein vol. L’une des victimes, un propriétaire de théâtre, aurait été ciblée par sa femme, qui avait planifié sa fin avec l’aide de son amant. Peu de détails circulent sur cette affaire, mais on semble la considérer comme le tout premier attentat aérien de l’histoire, du moins en temps de paix[1].

Quelques mois plus tard, on assista à une première nord-américaine. Le 9 septembre 1949, un Douglas DC-3 s’écrasait à un peu plus d’une quarantaine de milles (64 km) à l’est de la ville de Québec, à quelques pas de Sault-au-Cochon, une toute petite localité qui n’a toujours pas su grandir. Et pourtant, ce jour-là, son nom s’est gravé à tout jamais dans les annales judiciaires.

Des centaines de personnes de tous les milieux furent impliquées dans cette enquête, qui donnera lieu à trois procès, tous aussi retentissants les uns que les autres.

Cette histoire a refusé de s’éteindre sur les marches de l’échafaud de la prison de Bordeaux. Les journaux continuèrent d’entretenir ce souvenir douloureux. Les proches des victimes et des assassins connurent des vies difficiles. Pointés du doigt, ils furent jugés par l’opinion publique. La plupart voulurent oublier. D’autres furent contraints de changer d’identité pour se soustraire au pouvoir des commères.

On l’oublie, mais la justice humaine condamne bien plus sévèrement que le système judiciaire lui-même. Le travail des tribunaux se termine à la tombée du verdict, alors que dans les rues les portes s’ouvrent toutes grandes à mademoiselle calomnie.

Le crime de Sault-au-Cochon a poussé le juge Dollard Dansereau, connu à une certaine époque pour ses chroniques dans l’hebdomadaire Allô Police, qualifié de « journal à sensation » par Beaulieu et Hamelin[2], à lui consacrer un chapitre dans Causes célèbres du Québec, publié en 1974. Le romancier Roger Lemelin, déjà célèbre pour avoir publié Les Plouffe en 1948, récidiva avec le succès Le crime d’Ovide Plouffe en 1981. Peu après, le récit fut porté à l’écran par le cinéaste Denys Arcand. La télésérie Les Grands Procès en fera son tout premier épisode en 1993 sur les ondes de TVA. En 2003, le journaliste Alan Hustak dédia l’un de ses chapitres au dernier procès lié à cette tragédie. En conclusion, nous verrons plus en détails toutes ces publications.

Comme ce fut le cas avec le procès de Marie-Anne Houde, je m’étonnai d’abord de l’absence complète de toute étude exhaustive de ces trois procès. Contrairement à certaines audiences monotones, on y retrouve pourtant une histoire croustillante et plusieurs rebondissements.

            L’affaire de Sault-au-Cochon est bien plus qu’une tragédie aérienne. C’est aussi un regard critique sur la peine de mort. Le juge Dansereau a remis en question le verdict, et la série Les Grands Procès lui a emboité le pas quelques années plus tard. On y récolta d’ailleurs le vote du public par téléphone : 93% des auditeurs croyaient en l’innocence de Marguerite Ruest Pitre, la dernière femme pendue au Canada. Doit-on remettre en question ce verdict? Y a-t-il eu erreur judiciaire?

            À cette question s’ajoute celle où on devra déterminer si la pression sociale a influencé le ou les verdicts rendus dans cette affaire. Qui a dit vrai? Qui a réellement comploté?

Qui, comment et pourquoi?

En 2014, c’est à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) à Québec que je trouvai l’enquête préliminaire d’Albert Guay, ainsi que les procès de ses deux complices. Les cinq boîtes consultées contenaient également les documents relatifs à la Cour d’appel pour ces deux derniers. Quant au procès de Guay, c’est seulement en mai 2016 que je pus le numériser intégralement à Bibliothèque et Archives du Canada (BAC) à Ottawa. Au total, le dossier, une fois colligé, englobe environ 7 000 pages de transcriptions sténographiques. Le lecteur comprendra donc pourquoi il a été nécessaire de résumer un grand nombre de dépositions pour en conserver la substance essentielle. La preuve technique présentée par les experts, longue et laborieuse, qui finalement a été acceptée par la défense, est ici représentée de manière très succincte.

Pour ceux et celles qui me lisent pour la toute première fois, laissez-moi préciser l’importance de bien s’imprégner des témoignages entendus lors d’un procès. Si on a l’intention de développer la moindre argumentation, l’exercice est incontournable. Sans ce travail, cela reviendrait à critiquer la décision d’un jury sans s’être donné la peine d’étudier les preuves sur lesquelles ils ont basé leur verdict. Par exemple, on demande aux jurés de prêter le serment suivant : « Jurez-vous de considérer attentivement tous les faits qui seront mis en preuve dans cette cause; jurez-vous de rendre un verdict basé uniquement sur la preuve; jurez-vous aussi de garder confidentielles, pendant et après le procès, les discussions et les délibérations auxquelles vous prendrez part? »

Par conséquent, il devient inutile et d’ailleurs malhonnête de se servir d’éléments qui n’ont pas été admis en preuve pour remettre en question le travail d’un jury. Si on entretient l’intention d’étudier le cheminement qui a conduit à leur décision, alors étudions la même preuve qu’ils ont entendue.

 Le contenu d’un dossier judiciaire, construit selon des règles et dans un cadre légal, représente l’essentiel pour reconstituer une affaire de meurtre. Tout ce qui a été entendu hors du prétoire – ce qui inclut les récits transmis dans les chaumières et ce qui a été écrit dans les journaux et autres médias – n’est que ouï-dire. Toute autre méthodologie représenterait un travail incomplet. Cela équivaudrait à critiquer un livre sans l’avoir lu.

Les premiers chapitres, construits à partir de la preuve entendue sous serment et d’après les éléments les plus fiables, permettront de nous remettre dans le contexte du crime du siècle avant de nous attaquer aux détails des audiences. Nous laisserons ensuite les témoins s’exprimer par eux-mêmes, offrant aux lecteurs l’occasion de recevoir certains faits de la même façon qu’ils l’ont été par les jurés. Le lecteur ne doit donc pas s’attendre à de la grande littérature mais plutôt à de l’authenticité. Si je me suis permis quelques corrections, comme par exemple sur la ponctuation, j’ai cru bon de laisser les témoins s’exprimer dans leur propre langage.

Le premier tome présente le procès de Joseph-Albert Guay. Les plaidoiries ont été reproduites intégralement. En dépit de certaines longueurs, ce choix permettra aux lecteurs de mieux apprécier le débat en plus de l’informer sur certaines procédures et de comprendre que, finalement, le procès criminel est accessible et surtout d’intérêt public.

Le second tome se consacrera au procès de Généreux Ruest. Enfin, la trilogie Sault-au-Cochon se complétera par le procès de Marguerite Ruest Pitre. Ce dernier volume contiendra un épilogue complet et une conclusion au sein de laquelle nous tenterons de classifier ce crime complexe à l’aide du Crime Classification Manuel[3], dont l’un des auteurs est nul autre que John E. Douglas, l’ex-agent du FBI qui a inspiré la populaire série télévisée Mindhunter.

Une fois de plus, espérons-le, ce sera l’occasion de démontrer l’importance des archives judiciaires, non seulement comme gardiens de notre histoire, mais aussi comme moyen de réflexion sur la valeur et la qualité de la preuve documentaire.

Eric Veillette

www.ericveillette.ca



[1] On imagine assez facilement qu’en incluant la période de la Seconde Guerre Mondiale le résultat risquerait d’être fort différent.

[2] André Beaulieu et Jean Hamelin, Les journaux du Québec de 1764 à 1964 (Sainte-Foy: Les presses de l’Université Laval, 1965).

[3] John E. Douglas et al., Crime Classification Manual, 3e éd. (Wiley, 2013).

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