Trajectoire: le rôle de la gestion documentaire (5/100)
Mercredi, 1er novembre 1995
Le témoignage de Jean-Maurice
Normandin, directeur par intérim de la police de Trois-Rivières, s’avéra plutôt
superficiel. Toutefois, il nous permettra d’aborder un sujet assez peu soulevé
tout au long de cette affaire : l’accessibilité à certains types de
documents. L’homme de 48 ans était
Directeur de la police de Trois-Rivières depuis le départ de son prédécesseur,
le 1er octobre 1995. Me Pierre Gagnon lui demanda uniquement d’authentifier
une déclaration sous serment qu’il avait signé, et ensuite ce fut à Me Claude
Gagnon de le questionner. Le procureur du ministère public s’apprêtait à
soulever un point important qui fut passablement ignoré par la suite.
-
Est-ce que, au Service de police de Trois-Rivières, vous avez une
politique de conservation des dossiers, à votre connaissance? Ça fait un petit
bout de temps que vous êtes là, vous avez fait une bonne carrière à
Trois-Rivières, est-ce que vous avez une politique de conservation des
dossiers?
-
Oui, monsieur le Juge.
-
Bon, alors, ça consiste en quoi? Est-ce que ç’a changé, disons, au
cours des années, là, ou si c’est toujours la même chose?
-
Hum … je crois que ç’a changé au cours des années.
-
Bon, ç’a changé dans quel sens? De se débarrasser ou, en fait, de
liquider[1] certains
dossiers après un certain temps? Comment ça …
-
Ben, je peux vous dire aujourd’hui, là, en relation avec le
dossier, je ne pourrais pas dire quelle était la politique du temps. Je peux
vous faire part de la politique d’aujourd’hui. Je sais qu’avec la venue de ce
qu’on appelle du module d’informations policières, on a des règles à suivre au
niveau de la conservation des dossiers mais ça date de peut-être, maximum, 10
ans, 15 ans maximum.
-
Bon, à l’époque de la mort de monsieur Dupont, vous ne savez pas
exactement ce qu’elle était?
-
Aucune idée.
-
Maintenant, concernant la politique de remettre des dossiers
d’enquête à des personnes qui font la demande, est-ce que ce n’est pas exact
qu’à la police de Trois-Rivières, on ne remet pas les contenus d’enquête à des
gens qui le demandent?
-
De façon systématique, non.
-
Et est-ce que ç’a évolué au cours des années, ça, ou si c’est tout
récent?
-
Les règles du jeu, à ma connaissance, ont changé avec la Loi de l’accès à l’information.
-
Alors, si on se reporte, disons, aux années 70, on ne remettait
pas?
-
Je ne sais pas.
-
Ben là, vous venez de me dire que la règle, normalement, c’est
qu’on ne remet pas?
-
Aujourd’hui, en 1995, on ne remet pas depuis les modifications de
la Loi d’accès à l’information. Je
sais, je la connais la procédure, mais entre 1969 et l’application de la Loi sur l’accès à l’information, je ne
connais pas les règles du jeu, à ce moment-là.
-
Vous, là, comme policier, ça fait quand même un petit bout de
temps que vous êtes là, vous avez une carrière de policier, n’est-il pas exact
que les informations qui rentrent au service de police, à part de remettre les
informations au procureur de la Couronne pour porter des accusations, et caetera, au niveau du Code criminel,
n’est-il pas exact qu’on ne remet pas de contenu d’informations qui rentrent
dans des enquêtes?
-
Vous … je m’excuse, est-ce que vous parlez d’aujourd’hui ou
d’alors?
-
Dans les années 70 jusqu’à 80, disons? Dans ces années-là.
-
Je n’ai aucune idée à savoir les directives que l’archiviste du
temps avait et quelle était la politique du Service dans cette période-là.
-
Je ne vous parle pas de l’archiviste, là, je ne vous parle pas
d’archiviste, je vous parle du Service de police. Vous étiez là comme policier?
-
J’étais là comme policier mais les règles du jeu, à ce moment-là,
j’étais patrouilleur et je n’avais aucune supervision, aucune direction ou
aucune espèce d’idée de quelle était la procédure, à ce moment-là, qui pouvait
avoir accès à certains documents. Exemple, est-ce qu’il y avait uniquement les
procureurs de la Couronne dans le temps, ou est-ce qu’en quelque part, si on
avait une demande de la Commission de police, si on avait des demandes
d’organismes publics, est-ce qu’on pouvait les remettre, je n’ai aucune espèce
d’idée.
-
Vous n’avez pas d’idée?
-
Non. Moi, quand j’en avais besoin pour aller témoigner à la Cour,
dans le temps, on m’en remettait une copie mais à savoir s’il y a quelqu’un
d’autre qui pouvait en avoir, je ne le sais pas.
Épilogue
Quelques semaines après cette
apparition en Cour, c’est la candidature de Jean Lalonde qui fut préférée à
celle de Normandin pour le poste de Directeur de la police de Trois-Rivières.
En mars 1996, Normandin donna sa démission à Lalonde afin d’accepter le poste
de Directeur de la police de Boucherville, où il se dira désiré et attendu. Ce
trifluvien d’origine tournait ainsi la page à une carrière de plus de 25 ans au
sein de la police de Trois-Rivières. D’après un survol rapide des journaux, on
constate qu’il était toujours en poste à Boucherville en 2009.
Jean-Maurice Normandin
Réflexion conclusive
Plutôt que d’interroger un
directeur de police sur une pratique archivistique concernant une époque où il travaillait
comme simple policier, n’aurait-il pas été préférable de faire appeler comme
témoin une personne compétente concernant les changements apportés par la Loi sur l’accès à l’information[2] ainsi que la
Loi sur les archives?[3]
Figure 7. Dans Le Nouvelliste du 9 décembre 1969,
on aperçoit Jean-Maurice Normandin (à gauche) lors de l'embauche de
plusieurs policiers appelés à travailler au poste No 1. De dos, on
reconnait le maire René Matteau, ainsi que Roland Poitras à l'extrême
droite. |
En août 2018, un cas
particulier, voire unique, a fait la manchette dans Le Journal de Montréal ainsi qu’à l’émission Denis Lévesque. Une copie du dossier de police concernant le
meurtre non résolu de Roxanne Luce, assassinée en 1981, a été retrouvé dans le
dossier de l’enquête de coroner. Or, le fonds des coroners est public et libre
d’accès dans les salles de consultation de BAnQ. Pour leur part, les dossiers
de police sont confidentiels, et cela pour une période d’au moins 100 ans.[4]
Dans l’affaire Luce, certaines personnes ont été choquées au point
d’envisager la possibilité de porter des accusations à l’endroit de BAnQ et du
Service de police de Longueuil. Or, la mission de BAnQ est d’être le gardien de
nos archives en plus « d’assurer la conservation d’archives publiques,
d’en faciliter l’accès et d’en favoriser la diffusion »[5]. Elle n’est
pas responsable de toutes les pratiques reliées à la conservation avant que les
documents lui soient versés, en particulier avant l’apparition de la Loi sur les archives.
L’incompréhension envers
l’accessibilité des dossiers de police ou autres documents conservés aux
archives nationales donne parfois lieu à des manifestations désagréables, voire
même à des accusations frôlant les théories du complot. En effet, pour
certaines personnes, le fait de se heurter à des règles de confidentialité
allant jusqu’à 100 ans ou au-delà, fait penser qu’on souhaite leur cacher des
choses. C’est là ignorer tout un pan de nos archives nationales, dont plusieurs
contiennent de l’information nominative ou sensible qui risquerait de nuire à
la vie privée de certaines personnes.
[1]
Dans le domaine de la gestion documentaire, on parle plutôt d’élagage ou de
destruction.
[2] Loi sur l’accès aux documents des
organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.
[3] Loi sur les archives.
[4] Antoine Lacroix, « Dossier non
résolu à la biblio », Le Journal de Montréal, 27 août 2018,
https://www.journaldemontreal.com/2018/08/27/dossier-non-resolu-a-la-biblio.
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